Interview de Gwenola Joly-Coz – La consécration du contrôle coercitif en matière de violences conjugales

20 juin 2024

Gwenola Joly-Coz est une haute magistrate française qui s’engage activement pour la cause des femmes. En 2014, elle a fondé l’association “Femmes de Justice” pour promouvoir la mixité et la parité au sein du ministère de la justice Elle a également été directrice de cabinet de la secrétaire d’État aux droits des femmes entre 2014 et 2016. Après avoir occupé la fonction de Présidente du tribunal judiciaire de Pontoise, elle a été nommée première présidente de la Cour d’appel de Poitiers en 2020. Son ouvrage "Femmes de Justice" paru en 2023 (Enrick B. Editions) met en lumière le parcours des pionnières qui ont changé le visage de la justice.

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  • Selon vous, en quoi un enrichissement de la langue française en faveur d’une meilleure compréhension des concepts criminologiques peut permettre une meilleure appréhension des crimes commis à l’encontre des femmes pour des raisons sexistes et sexuelles ?

L’invention de nouveaux concepts et la création de nouveaux mots ont été décisifs ces dernières années, tout a changé grâce à la sémantique. L’exemple le plus ancien reste la création du terme « emprise », qui s’est popularisé grâce à la psychiatre Marie-France Hirigoyen. Le deuxième qui me vient à l’esprit est le terme « féminicide ». Lorsqu’il prend corps en France en 2019, il va tout changer. A partir du moment où le mot va être posé, alors que juridiquement nous n’en avions pas besoin, il a apporté une compréhension sociale, éthique et publique. J’ai été la première magistrate en France, lors de mon discours de rentrée de septembre 2019, à utiliser le terme « féminicide » dans un contexte solennel. A l’époque, mes collègues m’avait fait remarquer que je n’avais pas à utiliser un terme non juridique. Mais utiliser ce terme, c’est essentiel ! Ce terme possède une force de mobilisation que n’a pas l’expression « assassinat par conjoint ». De ce fait, les mots sont importants mais les concepts aussi. La création au fil de la dernière décennie de toute une série de nouveaux concepts et de connaissances développées par les universitaires et chercheuses a changé à la façon dont le juge doit maintenant appréhender ces questions. Je peux en citer quelques-uns qui me semblent être les plus importants : le psycho trauma, la mémoire dissociative, le surmeurtre et le contrôle coercitif. Dans le document que nous avons rédigé avec Monsieur le Procureur général Éric Corbeaux pour l’École Nationale de la Magistrature, tous ces grands concepts sont expliqués un par un, en montrant à quel point ils sont utiles pour le juge alors même qu’ils ne sont pas juridiques.

  • Le 31 janvier 2024, la Cour d’appel de Poitiers a rendu 5 arrêts jugeant des auteurs de violences conjugales au prisme du contrôle coercitif, sous votre impulsion. Pouvez-vous revenir sur la notion de « contrôle coercitif » ?

Il est question d’un corpus de 5 arrêts rendus le même jour à hauteur de Cour d’Appel, rendus par une collégialité comprenant la Première présidente : j’ai écrit ces arrêts et je suis descendue présider cette l’audience. Cette situation est exceptionnelle en soit car les premier.es président.e.s ne descendent quasiment plus à l’audience. Le Procureur général Monsieur Éric Corbeaux, a lui-même tenu le siège du ministère public à l’audience, représentant un moment très symbolique et déjà un signe judiciaire en quelque sorte. J’ai décidé de présider cette audience de manière tout à fait exceptionnelle en utilisant des moyens de direction d’audience qui sont inhabituels. Par exemple, j’ai décidé de projeter derrière moi les moyens de preuve dont je disposais dans mon dossier au lieu de les lire. Ces éléments de preuve étaient des captures d’écran et des SMS que Monsieur avait envoyé à Madame. J’ai donc projeté ces SMS derrière moi à l’audience. Et donc vous pouvez imaginer ce que ça donne des sms de ce type : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime, je vais te tuer », « Je t’aime, je t’aime, tu es la femme de ma vie, je vais te casser les dents », « je t’aime, je t’aime, salope ». C’est l’incohérence sémantique qui apparait. Ce n’est pas possible de mêler l’amour et la mort. C’était donc une audience très intéressante, un peu exemplaire même, c’est vraiment ce qu’on peut appeler une audience spécialisée.

Pour ce qui est des arrêts, rendus le 31 janvier 2024, ce sont des arrêts qui visent à montrer, à travers ce corpus de 5 décisions, tout le répertoire du contrôle coercitif. Ici, il est intéressant de voir tout ce qui peut se mettre en place dans le cadre du contrôle coercitif : l’enregistrement des femmes à la maison pour éviter qu’elles ne quittent le domicile, la mise d’un traceur dans la voiture à l’insu de Madame pour savoir où elle va, à la surveillance des sous-vêtements le soir, à les empêcher de manger. Tout cela est donc mis en évidence dans les 5 arrêts, qui sont historiques. Ils démontrent bien, qu’en ce début de 21ème siècle, il y a des magistrats en France qui sont capables de se servir de ces concepts pour mieux juger. Le verbe clé de cette démarche est « contextualiser » : j’ai pris ces infractions pénales et je les ai contextualisées dans un concept psychosocial, celui du contrôle coercitif. En effet, les hommes poursuivis l’étaient pour infractions pénales, par exemple, menace de mort ou harcèlement. J’ai donc décidé de juger ces infractions pénales en les recontextualisant dans le contrôle coercitif.

Le contrôle coercitif n’est pas l’emprise. Le contrôle coercitif se place du côté de l’auteur alors que l’emprise se place du côté de la victime. L’emprise signifie que la victime se trouve dans un état psychologique particulier. L’emprise est donc plutôt un concept psychologique or nous sommes magistrats donc le terme est compliqué à utiliser. Le terme « emprise » implique la victime : « pourquoi tu n’es pas partie ?», « mais pourquoi elle reste ?». Il est l’ordre de la responsabilisation de la victime. Mon livre « Elle l’a bien cherché » explicite exactement cette situation. Le contrôle coercitif c’est pas du tout ça : on se met du côté de l’auteur pour évaluer ses actions à lui, pas pour voir dans quel état elle est mais pour voir ce qu’il lui a fait. Ce n’est plus « pourquoi est-ce qu’elle n’est pas partie ? » mais « qu’est-ce qu’il a fait pour qu’elle ne parte pas ? ». De ce fait, dans ma procédure pénale, je ne vais plus à avoir qu’à montrer qu’un certain nombre d’actes ont été posés par le Monsieur. Je montre simplement que Monsieur commet toute une liste d’actes qui montrent sa volonté de contrôle, de surveillance et de domination. Au sein des arrêts, apparait un paragraphe de motivation qui est toujours le même, adapté à 5 cas différents. Le contrôle coercitif est donc un ensemble de tactiques qui dévoile une stratégie de l’auteur. Cette stratégie aboutit à l’épuisement psychologique de la femme et l’affaissement moral, conduisant à la présenter parfois comme une « mauvaise victime ».

  • Aujourd’hui, les violences conjugales entraînent des répercussions profondes non seulement sur les victimes, mais aussi sur la société dans son ensemble. Quelles stratégies et actions concrètes préconisez-vous pour instaurer une justice en lien avec la société civile, donc à l’écoute des justiciables ?

Je pense que ces arrêts sont l’exemple même de cela. Voilà ce que peut faire la justice d’un grand pays démocratique et à l’écoute du peuple, des citoyens et des citoyennes qui lui demande de faire attention. Une justice telle qu’elle est aujourd’hui en France, c’est-à-dire pas une justice aveugle et qui ne s’intéresse pas aux victimes, est une justice qui écoute et qui comprend. J’avais déjà décrit cette justice dans une article du monde du 25 novembre 2019, à la suite de l’affaire Adèle Haenel. Elle déclarait notamment qu’elle ne se tournerait plus envers la justice de la France parce qu’elle n’écoutait pas et qu’elle était vectrice d’une nouvelle violence structurelle. Mais il n’y a pas que cette justice-là ! C’est une justice qui est en mouvement, qui se forme, qui essaye de s’adapter. Une phrase tirée du Rapport des États Généraux de la Justice intitulé Rendre la justice aux citoyens me semble emblématique : « La justice doit désormais être à l’écoute du peuple, en lien, et même en alliance avec lui ». Cette phrase est très forte, il faut écouter le peuple et notamment le peuple des femmes.

  • Au-delà de ces initiatives spécifiques à la condamnation des criminels en matière de violences conjugales, pensez-vous qu’il serai pertinent d’inclure une formation et une sensibilisation des professionnels de la justice, de la police et de la santé pour une prise en charge efficace des victimes de violences conjugales ?

Bien sûr, c’est un enjeu fondamental de la formation des magistrats. C’est un enjeu tellement fondamental que la directrice de l’École Nationale de la Magistrature Nathalie Roret s’en est emparé et qu’elle vient de créer un cycle appelé le CAVIF, cycle d’approfondissement à la lutte contre les violences intrafamiliales. Ce cycle a été ouvert ces 4 et 5 mars 2024, par des journées inaugurales dirigées par Monsieur le Procureur général Éric Corbeaux et moi-même. Ce cycle a été créé selon cette idée de former à haut niveau les magistrats français sur tous ces concepts pour qu’ils aient la capacité d’identifier les cas qui leurs sont soumis. Donc la formation, oui, et nous y sommes !

Pièces jointes
  • Livret de formation sur la thématique des violences faites aux femmes PDF - 2 MB
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